Finance moderne : un danger
public (modern finance : a public menace ;
the dangerous character of modern finance textbooks)
Par Jacques Richard, Professeur à
l’Université Paris Dauphine
(article publié par Ecolife le 16/3/2009)
Certaines publications récentes ont souligné la responsabilité des ouvrages d’enseignement dans le développement de la crise économique et financière actuelle. L’accent a principalement porté sur le rôle des modèles mathématiques. L’homme politique Michel Rocard a mis en cause les mathématiciens qui ont formé les traders à scandale et a même proposé de les accuser de crime contre l’humanité ! Il me semble que ces critiques se trompent de cible et d’objet.
Ce ne sont pas tant les modèles mathématiques qui sont à l’origine de l’impasse financière actuelle, que l’idéologie pernicieuse de la finance « moderne » et plus particulièrement de la finance d’entreprise américaine. En outre la question du développement durable est fondamentalement bousculée par cette finance.
Prenons le cas du célèbre ouvrage « Corporate Finance » de Brealey et Myers qui a formé, grâce à une diffusion mondiale, des légions de directeurs financiers. Citons les dix commandements de la gestion, prononcés, en substance, par ces deux papes de la gestion financière et montrons comment ils ont pu, grâce à une puissance pédagogique extraordinaire, « bourrer le crâne » des apprentis sorciers de la crise financière actuelle avec une idéologie destructrice des valeurs d’équilibre et de prudence que tout bon père de famille devrait respecter pour permettre un développement durable.
- Premier commandement : « tu n’obéiras qu’aux actionnaires ; eux seuls prennent des risques dans l’entreprise et méritent d’exercer le pouvoir ».
- Deuxième commandement : « rejette les considérations sociales que d’autres parties prenantes pourraient te suggérer car elles nuiront à tes mandants »
- Troisième commandement : « tu auras en tête un seul critère de performance : la maximisation de la « valeur », c’est à dire de la fortune de tes actionnaires ».
- Quatrième commandement : « tu ne te contenteras pas d’obtenir un profit normal ; si tu veux vraiment créer de la valeur pour tes actionnaires cherche de toutes tes forces un super profit en battant tous tes concurrents ».
- Cinquième commandement : « tu considéreras qu’un taux de profit de 15% est tout juste normal ».
- Sixième commandement : « méprise l’autofinancement et endette-toi fortement pour faire du levier ; en déduisant fiscalement les intérêts de tes emprunts tu pourras encore plus enrichir tes actionnaires à proportion des économies d’impôts correspondantes ».
- Septième commandement : « ne crains pas la faillite lorsque tu t’endettes : tes actionnaires n’ont qu’une responsabilité limitée et tu leur apprendras à diversifier leur portefeuille ».
- Huitième commandement : « ne tiens pas compte des calculs des comptables traditionnels et notamment de leur principe de prudence »
- Neuvième commandement : « privilégie des investissements qui rapportent à court terme ; en exigeant un taux de profit minimum de 15% tu pourras éliminer tous les investissements à long terme ».
- Dixième commandement : « tu n’auras pas d’autre dieu devant nous et les actionnaires ; crois qu’en suivant nos paroles tu auras la bénédiction urbi et orbi ; car ce qui est bon pour les actionnaires de ton entreprise est bon pour toutes les autres catégories sociales de tous les pays ».
Ce décalogue a encouragé nombre de managers de banques, de Hedge Funds et de grandes entreprises à s’engager dans une course effrénée au super profit, au prix d’un endettement anormal. Les modèles mathématiques qui ont accompagné cette aventure n’ont joué qu’un rôle d’outillage secondaire. Les dix commandements constituent une idéologie totalement opposée aux principes d’une gestion prudente respectueuse des intérêts de toutes les parties prenantes. Ils sont également totalement contradictoires avec les objectifs d’un développement durable car ils ignorent les règles de conservation du capital naturel et humain.
La bible de la finance américaine, droite dans ses bottes pour la défense du seul capital financier, ne dit pas un mot sur les concepts de base de la gestion écologique et humaine, comme l’économie circulaire et le mode de conservation « fort » du capital naturel et social. Elle n’aborde pas la problématique du taux d’actualisation écologique et ne mentionne même pas l’investissement socialement nécessaire. L’ouvrage de Brealey et Myers, qui a inspiré la plupart des ouvrages de gestion financière moderne, est donc à la fois obsolète et dangereux.
Faut-il pour autant le brûler comme certains pourraient le proposer dans un élan d’emportement ? Cette action serait évidemment stupide et, d’ailleurs, contraire aux règles du développement durable ! Mieux vaut recycler cet ouvrage comme toutes ses traductions et les versions qui s’en sont inspirées. Cette tâche est urgente, bien plus urgente que la réforme des manuels d’économie de l’enseignement secondaire qui ne présentent pas de dangerosité.
Pour pouvoir parler de finance socialement responsable il faudra d’abord former une nouvelle génération d’enseignants qui connaissent les critères de gestion écologique et humaine et combattre les idées des fanatiques d’une finance « moderne » complètement dépassée.