Où va la normalisation comptable internationale?

Bernard Colasse 1

La vie n’est pas un long fleuve tranquille pour l’International Accounting Standards Board (IASB), l’organisme privé de normalisation comptable internationale. La crise de 2008, en révélant les limites de certaines de ses normes, l’avait exposé à de vives remontrances de l’Union Européenne et du G20. Il s’était tiré de ce mauvais pas en remettant sur le métier ses normes critiquées et en auto-aménageant une fois de plus sa gouvernance.

La nouvelle reculade des Etats-Unis

Mais voici maintenant que le pays sur lequel il comptait le plus pour asseoir définitivement la légitimité de ses normes, les Etats-Unis, repousse une nouvelle fois leur adoption à plus tard, « dans cinq ou sept ans » dit maintenant la Securities and Exchange Commission, la puissante commission des opérations de bourse américaine.

Le normalisateur international avait pourtant donné beaucoup de gages aux Etats-Unis. Il avait tout d’abord, en 1989, repris le cadre théorique (conceptual framework) dont s’était doté au début des années 1980 le normalisateur américain, le Financial Accounting Standards Board (FASB), un cadre bâti sur mesure pour le capitalisme néo-américain des années Reagan qui fait des investisseurs boursiers les destinataires privilégiés de l’information comptable. Puis, à partir de 2002, il s’était mis à travailler étroitement avec le FASB afin que normes américaines et normes internationales convergent en vue de l’adoption des normes internationales par les Etats-Unis. Enfin, pour consolider cette convergence, il s’était lancé dans une étroite collaboration avec le FASB afin d’arriver un cadre théorique commun. Tant de gages pour rien !

Cette nouvelle reculade des Etats-Unis est d’autant plus critique qu’elle intervient alors que la Chine n’en fait déjà qu’à sa tête et ne se prive pas d’adapter les normes internationales aux spécificités de son « économie socialiste de marché », que l’Inde renâcle devant leur application et que  le Japon est toujours sur la réserve… Reste l’Europe qui les a adoptées en 2002 et les fait appliquer depuis le 1er janvier 2005, pour l’élaboration de leurs comptes de groupe, par ses sociétés faisant appel public à l’épargne ; l’Europe qui, malgré cette adoption, n’a pas eu droit à la même considération que les Etats-Unis.

Face à ce désordre, une question se pose : le normalisateur international n’a-t-il pas parié un peu trop rapidement sur le scénario de l’émergence d’un monde indifférencié régulé par les marchés financiers et du remplacement des normes nationales par des normes prétendues universelles mais d’essence anglo-américaine ?

Vers une normalisation comptable internationale multipolaire ?

Si le scénario d’un retour à des normes comptables nationales est peu envisageable, un autre scénario est possible dans le monde multipolaire qui s’annonce. A un monde dominé dans presque tous les domaines par les États-Unis succède un monde divisé en grandes zones géopolitiques : une Asie centrée sur la Chine, une Europe centrée sur l’Allemagne et une Amérique centrée sur les Etats-Unis. On peut donc imaginer que chacune de ces zones ait ses propres normes comptables, bien adaptées à ses caractéristiques, et négocie leur équivalence avec les deux autres, que l’on aille vers une normalisation comptable internationale multipolaire. L’IASB, qui a reçu l’onction politique de l’Union européenne, serait alors un candidat tout désigné pour l’élaboration des seules normes européennes et pour devenir l’European Accounting Standards Board. Il lui faudrait évidemment revoir sa gouvernance au profit de l’Union. Il lui faudrait aussi « resocialiser » à l’européenne son cadre théorique. Il conviendrait sans doute  que ce cadre ne se focalise plus sur les seuls investisseurs boursiers et accorde une importance égale aux diverses parties prenantes et reconnaissent l’importance pour ces parties prenantes non seulement de l’information financière mais aussi celle de l’information sociale et environnementale.

 

1 Professeur à l’Université Paris-Dauphine, membre du comité consultatif de l’Autorité des Normes Comptables

Achevé le 31 août 2011